La dignité est essentielle. C’est être regardé par l’autre comme un être humain : un entretien avec Alice Cherki

SAMSUNG DIGITAL CAMERAALICE CHERKI est psychiatre, psychanalyste et auteure.  Née à Alger, 1936.  Elle a bien connu Frantz Fanon, en travaillant à ses côtés, en Algérie et en Tunisie dans son service psychiatrique, et elle a partagé son engagement politique durant la guerre de l’Independence d’Algérie. Elle vit en France depuis 1965.  Elle est coauteur des livres, Retour à Lacan (Fayard, 1981) et Les juifs d’Algérie (Éditions du Scribe, 1987), et auteur de La frontière invisible, (Editions des crépuscules, 2009) Fanon, portrait (Seuil, 2011), et Mémoire anachronique (Editions De L’aube, 2016)

Gaele Sobott: Pouvez-vous m’en dire un peu sur l’histoire de votre famille, votre lieu de naissance et votre enfance ?

Alice Cherki : Je suis née dans une famille de juifs d’Algérie qui était installée là depuis les Romains ou avant les Romains. Mes parents sont nés dans les petites villes de Médéa et Ksar Boukhari. Mais ils se sont rencontres à Alger. Je suis née et j’ai vécu à Alger. Je suis Algéroise, voilà ! Une partie de cette famille est juive berbère.

GS : Y avait-il  des Juifs en Algérie  avant les Arabes ?

AC : Oui bien avant, majoritairement.  Quelques uns sont arrivés d’Espagne en 1492 par le Maroc, d’autres d’Italie, et ensuite des Juif alsaciens, mais c’était déjà l’Algérie coloniale, beaucoup d’entre eux sont repartis d’ailleurs. Mais la plupart des Juifs d’Algérie étaient là depuis très, très, très longtemps. Certains d’entre eux étaient des Berbères judaïsés. Moi j’appartiens à cette histoire-là.

GS : Est-ce que vous avez parlé l’arabe ?

AC : Très peu. Je ne suis pas très douée pour les langues. Et en plus, je suis un peu comme Derrida. On a vécu certainement dans le même milieu et puis à l’école, on apprenait le latin et le grec.

GS : Vous avez connu Derrida ?

AC : J’ai très bien connu Derrida. Il avait huit ou neuf ans de plus que moi et ce qui représente une grande différence mais oui j’ai bien connu Derrida.

Mon enfance a été marquée tout comme Hélène Cixous et  Derrida par les lois de Vichy qui excluaient les Juifs nés en Algérie, les destituaient de la nationalité française, du droit à fréquenter les écoles et à exercer dans les administrations. Vous voyez, cela a été un grand traumatisme d’enfance.

A 4 ou 5 ans, à Noël mon institutrice m’a dit,  « Tu diras à ta mère qu’à la rentrée, tu ne viens plus à l’école. » 

Lorsque je lui ai demandé la raison, j’obtiens pour seule réponse, «  C’est parce que tu es juive. » 

Moi, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. J’ai pris mon courage à trois mains et je lui ai demandé, « Etre juive c’est quoi ? » 

Elle m’a répondu, « C’est être comme toi avec des grands yeux, une grande bouche et des grandes oreilles. »

Chacun d’entre nous, comme le raconte Derrida, a été exclu de l’école, nos parents ne pouvaient plus travailler.

GS : Comment est-ce que cela a marqué votre vie d’adulte ?

AC : Cela m’a ouvert les yeux sur l’injustice, sur le monde dans lequel on vivait, un monde marqué par l’idéologie coloniale, pas chez mes parents, mais on était pris dans ce mouvement-là. A Alger dans les années 50, il n’y avait pas d’intersection entre les différentes sphères. Il y avait les Européens, les Juifs et ceux qu’on appelait les Arabes, les indigènes. Il n’y avait pas d’interpénétration. J’en parle un peu dans mon livre, Mémoire anachronique. Chacun vivait dans sa sphère. Les rencontres se faisaient à l’extérieur.

Quand j’étais dans les petites classes où la mixité n’existait pas à l’époque, il y avait quelque filles qui s’appelaient Rachida ou Malika, mais dès que je suis rentrée en 6e, dans ma classe il n’y avait qu’une seule Algérienne pendant toute ma scolarité secondaire et pourtant j’étais dans un lycée qui n’était pas le lycée le plus snob d’Alger.

GS : C’était le même principe que l’Apartheid ?

AC : Le même principe sauf que c’était plus camouflé. Les Algériens étaient contenus dans certains quartiers. Même les bourgeois avaient leurs quartiers. Les Algériens passaient comme des ombres dans les quartiers Européens.

GS : Vous habitiez quel quartier d’Alger ?

AC : J’ai d’abord vécu près du lycée de garçons, le lycée Bugeaud, devenu maintenant le lycée Abdel Kader, à la frontière du quartier populaire. Plus tard, à l’âge de 17 ans, nous avons emménagé sur le boulevard central, à Hydra, dans une maison sur un terrain qui était une copropriété appartenant à mon oncle, le frère de mon père, la sœur de mon père, et mon père. Ce n’est qu’au bout d’un grand nombre d’années qu’ils sont parvenus à y construire une maison à trois étages pour y abriter les trois familles.

GS : Quel métier exerçait votre père ?

AC : Mon père était céréalier. Il faisait les transactions avec les agriculteurs pour l’exportation et l’importation de pois chiches et de lentilles.

GS : A quand remonte votre intérêt pour la psychiatrie ?

AC : J’ai d’abord beaucoup lutté pour faire des études. Quand J’ai passé mon bac, même si je venais de la moyenne bourgeoisie, ce n’était pas classique que les femmes continuent leurs études. Pour eux, c’était le mariage et cetera. J’étais la seule fille. J’avais un frère ainé et un frère cadet mais mes parents n’avaient pas fait d’études. Ils avaient été tous les deux retirés de l’école.

Mon père, un brillant élève, a été retiré du lycée à 16 ans par son propre père parce que c’était une famille de dix enfants et qu’il était l’aîné. Il y avait deux ou trois filles avant lui et il fallait qu’il travaille. Ma mère a choisi de quitter sa classe de première, je crois, au lycée pour se marier. Quand elle a rencontré mon père elle a abandonné ses études.

Mes parents étaient tous les deux étaient très intelligents et plutôt progressistes. Mon père parlait l’arabe, mais ils n’avaient pas fait des études supérieures comme on dit à l’époque.

J’avais déjà un regard sur la société. J’étais plutôt littéraire. Je n’ai jamais eu de prix d’excellence parce que je n’étais pas une bonne élève. J’étais plutôt impertinente. On me disait toujours que j’aurais pu être une excellente comédienne. Il n’y avait personne pour  vous conseiller. Si j’avais dit je voulais être comédienne, cela aurait été pire que prostituée à l’époque. Mais J’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de gens qui sont devenus des gens du théâtre ensuite.

Je me suis retrouvée d’abord en hypokhâgne et khâgne. Vous savez ce que c’est ?

GS : Non.

AC : Ce sont des classes préparatoires littéraires pour intégrer les grandes écoles. Elles ont leur équivalent dans le domaine scientifique. Mais je me suis mise en tête que je voulais être utile et que si je me mettais à faire de la philosophie je me couperais de la vraie vie si vous voulez. J’ai donc obliqué vers la médecine. Mais très vite en médecine, je me suis rendue compte que ça ne répondait pas du tout à mon interrogation. C’était une médecine des symptômes auxquels on répondait par des traitements. Je me souviens d’un prof qui me disait,  « Mais Mademoiselle vous posez trop de questions. »   On ne dit jamais,  « Pourquoi  » en médecine. On dit toujours,  « Comment faire. » 

 Donc j’avais cette double culture de l’intérêt pour l’humain et son psychisme et puis une culture de groupe seulement parce que j’ai fait mes études de médecine.

GS : Est-ce qu’il y avait d’autres femmes qui faisaient des études de médecine ?

AC : Il y en avait quelques unes mais elles étaient très minoritaires.

Il y avait un dicton qui résumait assez bien la situation pour passer le concours d’internat qui était assez prestigieux :

Quand on est blanc et européen et garçon on a 80% de chance d’avoir le concours, quand on est fille et européenne on a 60% de chance, quand on est juif et garçon on a 50% de chance, quand on est fille et juive on a 25% de chance, quand on est musulman et garçon 10% de chance et quant aux filles musulmanes le dicton ne mentionnait rien parce que il n’y en avait pas.

Certaines parvenaient à devenir externes ou stagiaires mais aucune n’obtenait le concours d’internat, voilà.

GS : Quand avez-vous rencontré Frantz Fanon pour la première fois ?

AC : Je faisais partie d’un mouvement de jeunes qui s’appelait AJASS (Association de la Jeunesse Algérienne pour l’Action Sociale) et Fanon était venu faire une conférence par l’intermédiaire d’un ami à moi, Pierre Chaulet, décédé récemment. C’était une conférence sur la peur et l’angoisse en 1955. A cette période-là,  j’ai dû quitter mes parents chez qui je vivais encore à l’époque. Je devais avoir dix-neuf, vingt ans. A l’hôpital, compte tenu de mes opinions, comme la majorité des étudiants et des internes en médecine qui étaient plutôt Algérie-Française, j’y avais beaucoup d’ennuis.  On nous crevait des pneus de voiture, on me salissait mes blouses, on volait mes dossiers et quand Fanon avait su que je voulais faire de la psychiatrie, il a dit à Pierre Chaulet et bien qu’elle vienne comme interne chez moi à l’hôpital psychiatrique de Blida.

GS : Alors, vous avez habité à l’hôpital de Blida ?

AC : Oui comme interne. C’est là où j’ai rencontré d’ailleurs mon mari, Charles Géronimi. Il partageait mes idées, mais ayant des parents Corses, instituteurs mais Corses, ils ont eu du mal à accepter une petite juive dans leur famille, plus particulièrement ma belle-mère.

GS : Quelles ont été vos premières impressions de Fanon ?

AC : Mes premières impressions, à vingt ans, j’ai trouvé ses propos très intéressants et je ne me suis pas rendue compte qu’il était noir. Il analysait la subjectivité du racisme ce qui était très différent du discours de l’époque. Il y avait d’un côté l’existentialisme et de l’autre le matérialisme marxiste pour qui les questions de subjectivité n’étaient pas à l’ordre du jour.

C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui avait 10 ans de plus que moi avec un immense vécu et une grande expérience de la rencontre de ces deux mondes, des deux idéologies entre guillemets. Il  n’était pas d’un côté ou de l’autre et cela a répondu à mes attentes et mon interrogation.

 GS : Il avait des idées pratiques ?

AC : Oui, c’était un homme de terrain.

GS : C’est-à-dire que le développement de sa pensée était fondé non seulement sur le théorique mais aussi sur le vécu ?

AC : Sur le vécu, oui.  Et cela aussi me plaisait. C’était à partir de l’expérience vécue qu’il a élaboré une pensée. Mais il avait une formation psychiatrique très poussée.

GS : Quels événements vécus lors de votre travail avec Fanon à Blida ont influencé votre pratique de la psychiatrie?

 AC : C’est tout ce qu’il a apporté par rapport à la psychiatrie et la théorie du primitivisme de l’école d’Alger, et il a introduit la thérapie sociale, la psychothérapie institutionnelle.

GS : Qu’est-ce que c’est la psychothérapie institutionnelle ?

AC : Voilà, dans la psychothérapie institutionnelle, que Tosquelles a développée, et qui a trouvé d’ailleurs un grand essor en France avec Oury et Bonnafé, il s’agit de permettre aux pensionnaires des institutions psychiatriques de partager des choses avec leurs soignants, d’humaniser le fonctionnement de ces établissements, et que de là puisse émerger si vous voulez non seulement une compréhension des symptômes mais aussi des racines. Il y a encore deux ou trois personnes en France qui se battent pour créer les lieux de psychothérapie institutionnelle mais c’est de plus en plus difficile.

GS : Pourquoi plus difficile ?

 AC : A cause de l’idéologie ambiante. Maintenant on en est au DCM 3, DCM 4, DCM 5. C’est l’idéologie performative qui court-circuite absolument tous les aspects subjectifs de l’aliénation.

GS : Avez-vous eu des expériences significatives dans le milieu hospitalier en tant que femme médecin soignant des patientes dans ce contexte historique et social ?

AC : Qu’est que vous entendez des expériences significatives ?

GS : Par exemple, quand vous avez travaillé à l’hôpital Joinville-Blida, est-ce que certains événements vous ont affectée ?

AC : Bien sûr que oui

GS : Lesquels ?

AC : Tellement des choses. J’ai vu par exemple, des femmes hospitalisées pour des post-partum, après l’accouchement, avec un délire transitoire. Certains médecins ne comprenaient pas et parfois même des gens de sa famille disaient,  «C’est les djnouns qui sont venus l’habiter.»

Cela m’affectait beaucoup parce que ce qui m’intéressait vraiment était tout ce qui concernait la manière dont elles avaient vécu cet accouchement, ce qui avait infiltré leur rapport à ce nouveau-né qui est toujours un rapport compliqué.

GS : Est-ce que vous aviez des enfants vous-même à cette époque ?

AC : Non, je n’avais pas d’enfant à l’époque. J’ai actuellement un fils qui a 40 ans. Il a fait des études de sciences politiques et est ensuite devenu un homme de théâtre.

GS : Alors il y a de la chance ?

AC : Bon ben . . . voilà.

alicecherki

GS : Quelles étaient vos relations professionnelles en tant que femme médecins avec vos collègues à l’hôpital ?

AC : Dans le milieu de l’internat de l’hôpital psychiatrique de Blida, j’étais considérée comme leur égale.

Je me suis mariée avec un interne de l’hôpital. Non, là je ne peux pas dire que j’avais des problèmes. En revanche dans un milieu Algérois de l’hôpital de Mustapha quand j’étais très jeune, je me faisais un chignon et mettais des grosses lunettes pour paraître plus vielle, pour qu’on me fiche la paix.

GS : Votre mari était originaire de Blida ?

AC : Non il était d’Alger aussi mais il était interne en psychiatrie à Blida avec Fanon. Ils ont écrit un article ensemble sur les femmes Algériennes et la spécificité culturelle de T.A.T.
(Thematic Apperception Tests)

GS : Dans votre livre, Fanon, Portrait, vous évoquez la rencontre de Fanon avec Jeanson.

AC: Oui

GS : Il y exprime le fait qu’il aimerait dépasser certaines idées afin que le lecteur puisse expérimenter des aspects de la vie qu’il ne pourrait pas capter dans un premier temps. Vous parlez aussi de la dimension sensorielle du langage. Pensez-vous qu’une telle conception de l’écriture peut nous permettre de communiquer des expériences autour de la différence,  de comprendre nos différences d’un point de vue égalitaire  –  non supérieur voire inférieur ?

AC : Oui je pense que ce type d’écriture est essentielle. Mon expérience avec l’écriture sensorielle qui part des perceptions, des sensations pour essayer d’améliorer la communication avec l’autre, moi je pense que c’est très, très nécessaire.

GS : Vous connaissez des écrivains d’aujourd’hui qui écrivent comme ça ?

AC : Je ne suis pas qualifiée pour en parler. Je ne connais pas aussi intimement les écrivains d’aujourd’hui mais je sais que Kateb Yacine écrivait comme ça.

GS : Envisagez-vous la différence comme un espace dialectique déclencheur de créativité et d’imagination?

AC : Oui c’est ce que j’appelle le rapport à l’autre, le fait de reconnaitre l’étranger. C’est important. J’ai écrit un autre livre qui s’appelait,  La Frontière Invisible, dans lequel j’insiste sur le rapport à l’autre et qui vous permet d’accepter l’étranger en soi.

GS : Dans ce livre La Frontière Invisible il y a un lien entre la psychanalyse et la politique.

Moi, je comprends la violence coloniale, la violence de déplacement, la violence faite au sujet dans le contexte social, le contexte des circonstances historiques et politiques précises, par exemple, ceux de l’Algérie et la France. Mais quand j’essaye d’analyser cette violence d’un point de vue psychanalytique, je trouve que c’est difficile à comprendre à mon niveau.

AC : C’est compliqué. Pourtant vous avez été cherché des étrangers ?

GS : Toujours, oui.

AC : Ce n’est peut-être pas par hasard.

GS : Peut-être pas.

Avez-vous eu l’occasion de connaître Fanon en dehors de son travail, dans sa vie familiale ?

Quel genre d’homme était-il en tant que mari et père?

AC : Oui, bien sûr j’ai eu l’occasion de connaître Fanon en dehors de son travail. J’ai bien connu sa femme et je connais très bien son fils. En tant que mari et père, il était très présent. En même temps il avait beaucoup à faire. Mais il était très présent. Bon, Olivier, quand son père est parti en Afrique, il ne l’a plus beaucoup vu à ce moment-là sauf si Fanon venait de temps en temps. Olivier n’avait que cinq ans quand son père est mort.

Il aimait bien vivre Fanon. Il aimait aller dîner, aller danser, les choses comme ça.

GS : Il aimait quelles danses ?

AC : Toutes les danses de l’époque, le slow, la rumba . . .

GS : Et vous aimiez la danse ?

AC : Ça fait longtemps que je ne danse plus vraiment mais oui à l’époque je l’aimais.

GS : C’était chez des amis ?

AC : Oui.

GS : Fanon aimait quel genre de musique?

AC : Il aimait surtout la musique antillaise.

GS : Et vous ?

AC : A l’époque j’étais très éclectique. J’aimais la musique arabo andalouse, judéo andalouse jusqu’à Bach, Beethoven, Mozart et puis Jean Ferrat, Barbara, Montand. J’aime de plus en plus la musique concrète.

GS : Dites-m’en plus.

 AC : Quand j’étais psychanalyste, je travaillais beaucoup. Le soir, lorsque j’avais fini de travailler et j’avais la tête remplie de mots, de mots, de mots, je mettais des choses comme Kurtág et Blériot, et c’est uniquement la sonorité qui vient du corps et qui s’échappe de la normalité de la mélodie. Il faut écouter seul parce qu’il y a peu de gens qui aiment et envient cela.  Cela leur fait peur.

GS : Quelle sorte d’humour avait Fanon ? Qu’est ce qui le faisait rire ?

AC : Il avait beaucoup d’humour, Fanon. C’était l’humour qui le faisait rire.

GS : Les personnes très impliquées dans la lutte y consacrent souvent beaucoup de temps et j’imagine que cela ne leur permet pas d’être de très bons parents.

AC : C’est vrai, oui. Surtout à l’époque car les personnes impliquées dans la lutte étaient très jeunes.

GS : Avez-vous rencontré des enfants ayant eu de tels parents, non seulement très impliqués mais qui ont pu aussi être torturés, blessés ou tués dans le cadre de leur combat?

AC : Mais oui les enfants qui devenaient orphelins.

GS : Concernant les enfants de révolutionnaires, quelles observations avez-vous pu faire ?

AC : C’était très variable. Pour Fatma Oussedic, son père était un grand militant et elle garde un bon souvenir de sa relation avec lui. En plus et dans beaucoup de familles il n’y avait pas que le père et la mère à l’époque, il y avait tout un environnement, les tantes, les oncles, les cousins, les cousines, etcetera, pas de famille nucléaire. Si on parle des orphelins ça aide un peu. Mais quand on voit leurs parents tués sous leurs yeux, ce n’est pas la même chose. Quant aux enfants des révolutionnaires survivants après l’indépendance, le caractère de héros de leur père a pesé lourdement chez beaucoup d’entre eux.

GS : J’aimerais que vous me donniez une brève définition de votre conception de l’aliénation sous toutes les formes où elle peut être vécue dans les pays marqués par la colonisation.

AC : C’est une grande question. Il y a eu  les dénis qui ont porté sur les guerres coloniales d’un côté et puis sur les pays nouvellement indépendants, notamment l’Algérie. On a fait table rase de ce qu’ils  avaient avant en disant que l’histoire commençait au moment de l’Independence. On a enseigné aux générations ce type d’histoire en leur disant vous avez une histoire unique, une langue unique, une origine unique. Ca a fait beaucoup de dégâts. Il y a beaucoup de jeunes qui savent plus  où ils en sont.

GS : Comment est-ce que ça se manifeste psychiquement ?

AC : C’est très variable. Ce n’est pas pareil en Algérie et en France. Ici, ils sont exclus de l’intérieur si vous voulez. En Algérie ils sont clivés.  Il y a une partie sociale conformée et puis une partie intérieure dont ils ne parlent jamais mais qui les rongent. Les jeunes vivent une grande souffrance, même ceux qui ont réussi socialement. Et puis beaucoup d’entre eux demandent, « Avant 62 c’était comment l’Algérie ? »   Beaucoup sont des berbères. Il y a tout une hétérogénéité de racines qu’on leur a cachée. On leur a dit que ça n’existait pas. Eux ils ont envie d’avoir ce que j’appelle des identification multiples… ne pas d’être assignés à un moule.

En France il y’a beaucoup de jeunes qui racontent très bien leur vie. Ils écrivent des romans, et quelques-uns sont écrits dans le langage des banlieues et sont très intéressants. Par exemple, Sabri Louatah, Les Sauvages.

GS : Quelle est votre définition de la dignité et plus particulièrement la dignité des personnes colonisées, des personnes considérées malades mentales ou handicapées ?

AC : La dignité est essentielle. C’est être regardé par l’autre comme un être humain.

GS : Dans les situations révolutionnaires, lorsqu’un groupe de personnes ne peut plus supporter la pression massive et l’extrême violence, sa réaction est violente afin de créer un changement dans la structure du pouvoir. Cela est rapide, dure un moment, l’objectif est spécifique : se débarrasser de la cause immédiate de la violence qui les opprime. Au-delà de ce moment de violence révolutionnaire, quelles mesures pensez-vous que les gens peuvent utiliser pour se débarrasser de la violence quotidienne qui continue ?

AC : D’abord parler.

 GS : A qui ?

 AC : Parler, dire, écrire . . . voilà je pense qu’il y a beaucoup de formes d’expression, de création. Parce qu’il faut s’en sortir. Il faut sortir de la sidération. L’essentiel est d’en sortir y compris par la lutte collective.

GS : Qu’est ce qui reste le plus urgent pour vous aujourd’hui à comprendre afin de changer les relations humaines dans le futur ? Que devons faire pour mettre à jour et développer de nouvelles définitions du pouvoir ?

AC : C’est dans beaucoup de domaines, changer les relations humaines dans le futur pour mettre à jour les nouvelles définitions du pouvoir, chacun dans son domaine, chacun dans le lieu où il vit. Moi, c’est vrai comme beaucoup de gens, je me sens très engagée. En même temps je dénonce tous les modes du libéralisme et les trucs comme ça.

GS : C’est quoi pour vous le libéralisme ?

AC : C’est être régi par le capitalisme financier qui transforme le sujet en objet.

GS : Est-ce qu’on se contente de dénoncer ? Quelque fois j’ai l’impression que cela ne sert à rien.

AC : Je sais bien. Les organisations sont importantes, il y a des organisations, des gens qui militent. J’ai la chance d’avoir un fils, et des neveux qui sont engagés politiquement dans leurs domaines. Moi, tout le monde connait mes positions, mes écrits, mon fils dans le domaine du théâtre, il fait  justement du théâtre vivant. Ils vont dans les écoles, dans les lycées. Moi je ne suis pas contre la révolution.

GS : Pensez-vous que nous, en tant qu’individus, avons peur de la violence révolutionnaire, peur de la confrontation révolutionnaire ?

AC : Ça dépend. Il y a beaucoup de gens qui ont peur de la violence. Ce n’est pas mon cas. Beaucoup de Français veulent rester dans leurs petits cocons. En Europe, les Français sont très comme ça, très repliés sur leurs lopins de terre et pourtant c’est eux qui ont fait une révolution.

Mais, moi, je crois que la violence elle est . . ., par exemple, ce qui s’est passe en 2005 dans les cités, avec quelqu’un comme Sarkozy qui avait été insultant et tout, les gens appellent ça les émeutes, moi, j’appelle ça des révoltes et ces jeunes-là n’avaient pas peur.

GS : C’est temporaire, un moment ?

AC : La révolution est toujours comme ça. C’est un moment. Mais les moments qui produisent les différences. Chaque moment révolutionnaire doit être vu comme l’introduction d’une différence.

GS : Même si ça prend beaucoup de temps.

AC : Oui, comme en psychanalyse.

GS : Pourquoi avez-vous choisi de devenir une psychanalyste ?

AC : Parce que j’ai trouvé que c’était la meilleure façon de comprendre le psychisme et d’aider les gens et c’est passionnant, j’adore, oui, j’aime beaucoup.

GS : On doit faire une psychanalyse de plusieurs années pour être une psychanalyste ?

AC : Oui. Il faut en faire une. C’est une expérience. Même vous, voyez, vous parlez à une femme de 80 ans qui est psychanalyste et ça va.

GS : Ça va.

AC : Je raconte beaucoup de choses. Je suis attentive aux autres d’êtres humains.

GS : Ah oui, mais tous les psychanalystes ne sont pas comme vous.

AC : Ça c’est vrai.

GS : Avez-vous eu des conversations avec Fanon au sujet de « la question juive » et des événements qui ont conduit à l’établissement de l’Etat d’Israël?

AC : Bien sur des juifs Algériens, comme moi et Jacques Azoulay, ont travaillé avec Fanon à Blida. Fanon avait des amis juifs très proches à Tunis. Le sujet de l’établissement de l’Etat d’Israël, c’était loin de nos préoccupations.  Fanon était profondément athée. Moi aussi je suis athée. Nous étions dans le combat de l’Indépendance de l’Algérie, on n’avait jamais de conversation sur l’existence de Dieu par exemple. Ce n’était pas du tout dans les champs de nos interrogations, de nos conversations.

GS : Mais le discours religieux était là quand même avec Messali . . .

AC : Ah oui. Il y avait ce discours dans le mouvement indépendantiste. C’était très hétérogène.  Il y avait plein de gens qui étaient dans des pôles différents, des idées différentes. Par exemple, Fanon, qui en revenant de l’Afrique noire, disait en plaisantant aux collègues, aux amis révolutionnaires de moudjahid, qu’ils devraient prendre l’exemple de l’Islam des Africains, leurs femmes elles peuvent se balader les seins nus. Il leur disait ça en plaisantant. Je veux dire que la question de l’Islam comme direction fondamentale était probablement sous-estimée mais la religion n’était pas omniprésente dans le milieu de travail dans lequel on se trouvait. Je crois que même Messali, était un indépendantiste, il était marié avec une française, Il n’était pas un iman religieux.

GS : Quand et pourquoi avez-vous quitté l’Algérie ? Considérez-vous comme une femme en exil ?

AC : Je n’ai pas vraiment quitté l’Algérie. Je me suis installée à Paris mais avec de fréquents allers-retours. Vous savez, je ne suis pas dans l’exil territorial et je pense que l’exil psychique est le propre de toute vie d’humain réussie.

Alice Cherki a été interviewée en direct par Gaele Sobott à Paris le 26 septembre 2015 et par courriel entre le 18 et le 20 novembre 2016.

Remerciements à Martine Cassagne et Karima Mezoughem pour leur assistance dans la transcription de cet entretien.

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